En pleine solitude

****

****

****

****
Enivrez-vous Il faut être toujours ivre. Tout est là: c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront: « Il est l’heure de s’enivrer! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise! »
Charles Baudelaire
*****
Fenêtres
****
Quoi de plus mystérieux qu’une fenêtre?
Fermeture ou ouverture, à chacun d’y voir ce qu’il veut.
La décence est d’y voir ce que l’on veut,
L’indécence est d’y voir ce qu’il est.
Tout dépend aussi, de quel côté part le regard
Cette fois, j’étais à l’extérieur…
****
****
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous: « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis?
Baudelaire. Les fenêtres, Spleen de Paris
Addiction naturelle
Matin bonheur
****
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;Celui dont les pensérs, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !Charles Baudelaire, Les fleurs du mal
****
Tandis que certains courent après le succès, la fortune, le matériel ou une place bien en vue dans la société, moi, je cours les chemins de montagne.
J’aime lorsque l’air est encore frais, lorsque les odeurs matinales sont encore piquantes, lorsque les reliefs quittent leur voile matutinal.
Je ne cherche rien, mais je trouve énormément.
J’aime l’instant, où arrivée, je m’arrête, où je contemple.
L’instant, où je sens l’immense bouffée d’air pur qui m’envahit, se transformant, telle une vague exploratrice en moi, en un bien-être indescriptible.
J’oublie les arrivistes, les blessures profondes ciselées au fil du temps, tous les aléas quotidiens.
Seule une sensation bienfaitrice s’empare de moi, me donnant la capacité de traverser ces épreuves usantes infligées ponctuellement.
En inspirant fort, face à cette immensité, je me sens vivante, heureuse.
C’est un instant de plénitude.
Egoïstement, ou plutôt à cause de sa valeur, je ne le partage pas avec tout le monde (comme un rocher suchard). J’aime ne le partager qu’avec ceux qui ressentiront cette sensation de bonheur.
Pas besoin de mots, seule cette lueur dans le regard évoque à quel point « le charme » fait effet et c’est bon de le partager.
J’ai envie de le partager avec toi…
****
Les bijoux
Un moment de calme au magasin. Je décide de me plonger un instant dans des textes que j’aime particulièrement. Rimbaud, Verlaine, Hugo, Baudelaire pour les plus classiques.
J’hésite, lequel partager ici aujourd’hui? J’opte pour Baudelaire et les bijoux, tant pour son texte que pour ce qu’il a suscité à l’époque. J’aime les fleurs du mal même si, heureusement pour moi je n’ai pas l’esprit torturé de baudelaire. Juste une pointe de provocation parfois, peut-être est-ce pour ça que j’aime « l’effleure du mâle » bien plus que « les fleurs du bien » (sachant que les fleurs du bien sont un recueil de poêmes catholiques). Dans le jeu de mot douteux, je pourrai ajouter « leffe l’heure du mâle » mais j’en connais qui dirait « leffe l’heure du bien ». Je sais, c’est nul mais j’assume et puis je bosse plus que d’habitude donc je ne me défoule pas trop dehors en ce moment alors il faut bien que quelque chose dérape en moi d’une façon ou d’une autre. Le pire, c’est que j’aime bien les dérapages.
LES BIJOUX Charles Baudelaire
La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores, Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores. Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur, Ce monde rayonnant de métal et de pierre Me ravit en extase, et j’aime à la fureur Les choses où le son se mêle à la lumière. Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise À mon amour profond et doux comme la mer, Qui vers elle montait comme vers sa falaise. Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses, Et la candeur unie à la lubricité Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ; Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne, Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ; Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne, S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise, Et pour la déranger du rocher de cristal Où, calme et solitaire, elle s’était assise. Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe, Tant sa taille faisait ressortir son bassin. Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe ! Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre, Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir, Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre ! Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal
|